*Extrait d’une communication sur Albert Memmi présentée lors du colloque annuel de La Faculté des Lettres de La Manouba
TUNIS – UNIVERSNEWS Evoquant le « Kif », Albert Memmi écrit : « Le Kif est un état de l’âme. Une chaise à l’ombre, à la fin de la sieste, où la chaleur imperceptiblement se transforme en fraîcheur ; au crépuscule où lentement les couleurs se changent en nuit. Ce vieil homme assis sur la terrasse blanche du café du Phare devant la mer immense, que je retrouvai à la même place, le soir : se réjouissait-il de l’infini ou était-il au-delà des plaisirs ? Le kif est-il cet au-delà ? »[1].
Le Kif est un état d’impassibilité à cela qui agite le monde, doublé d’une sensibilité aiguisée pour les menus plaisirs : le café, le verre de Boukha, le chant d’un oiseau, une rose, un bouquet de jasmin. Rhétoriquement, on peut avancer que le kif est une désaffection pour l’hyperbole et une affiliation à l’euphémisme. Ce n’est pas le farniente mais le farniente est une de ses conditions. Généralement le kif exige la solitude.
On pourrait peut-être le rapprocher de l’ataraxie épicurienne. Notons que la première source du « kif », c’est le cannabis, le kif, ou alors tout ce qui peut se substituer à lui, et créer la même léthargie qu’il donne. Le verbe familier « kiffer » signifiant « apprécier », goûter au plaisir de quelque chose est très proche du sens que lui donne Albert Memmi. La section Kif du recueil égrène tour à tour les menus plaisirs du kif : le « hachich », « un œillet sur l’oreille », le luth, la sieste, le café, les baignades à Dermech. Le Kif, c’est l’ivresse trouvée par tous les moyens, c’est le sens dans un monde insensé. Il rappelle en cela l’ouvrage de Philip Delerme, La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules.
Il serait également à rapprocher de ce que Nicolas Bouvier appelle dans son irrésistible Usage du monde « plaisirs modiques ». Evoquant son compagnon Thierry Vernet, il note : « Il profitait de la moindre grippe pour faire peau neuve, se remettait rapidement et menait sa convalescence à coups de plaisirs modiques et bien dosés : un verre de thé sous les peupliers, une promenade de cinquante mètres, une noix, penser dix minutes à la ville de Stamboul ou encore, lire de vieux numéros de Confidences, prêtés par une de mes élèves, et qui lui valaient bien des satisfactions.
Le “Courrier du cœur” surtout. Il y avait des perles signées « Juliette éplorée (Haute-Saône) ” ou “ Jean-Louis surpris (Indre) ”… “Je ne l’ai pourtant pratiquement jamais trompée, exception faite d’aventures de voyage qui ne m’ont presque rien coûté… ”»[2] . Le kif est moins anodin qu’il n’y paraît qui repose sur une autre sémiologie du monde donnant accès au sacré. Ce sacré qu’un rien, par exemple une amande, suffit à exprimer.
[1] Le Mirliton du Ciel, pp. 36-37.
[2] Nicolas Bouvier : L’Usage du monde. p. 205. in Œuvres. Quarto Gallimard. 2004.