
- Quand la souveraineté alimentaire croise les logiques de concentration capitalistique, le silence des institutions devient assourdissant
- Carthage Grains : un levier stratégique en jeu… dans une stratégie de concentration bien rodée !?!
- Le CMF commence à jouer son rôle, mais quid des autres ?
- Un monopole de fait pendant au moins 5 ans et des interrogations sur la concentration des acteurs économiques dans des secteurs vitaux!!!
Tunis, UNIVERSNEWS (SEF) – L’annonce de l’intention de la SFBT d’acquérir 100 % du capital de Carthage Grains, unique raffinerie tunisienne de graines oléagineuses, dépasse largement le cadre d’une simple opération de diversification industrielle. Elle soulève des questions de fond sur la concentration des acteurs économiques dans des secteurs vitaux, le rôle de l’État dans la préservation des actifs stratégiques et l’absence inquiétante de réaction des instances de régulation.
- Alors que cette manœuvre s’inscrit dans une stratégie éprouvée par les actionnaires de la SFBT en Afrique de l’Ouest, la Tunisie semble s’engager sur la voie d’une privatisation rampante de sa souveraineté alimentaire, sans débat public, ni garde-fous institutionnels solides.
- Dans ce contexte, le Conseil du Marché Financier (CMF) s’est distingué comme la première instance à réagir officiellement, en annonçant avoir reçu et placé sous examen l’intention d’acquisition formulée par la SFBT.
- Mais au-delà de cette première alerte, le silence persistant des autres institutions compétentes — Conseil de la Concurrence, ministères de l’Agriculture et du Commerce, instances parlementaires — devient à la fois problématique et inquiétant.
- Cette opération ne peut être réduite à une simple décision d’entreprise : elle cristallise un choix fondamental pour la Tunisie. Laisser se consolider un pouvoir économique privé dans un secteur stratégique, ou reprendre la main pour défendre activement l’intérêt général et la souveraineté alimentaire du pays.
Carthage Grains : un levier stratégique en jeu
Implantée à Djebel El Oust, Carthage Grains est aujourd’hui la seule raffinerie tunisienne de trituration de graines oléagineuses (colza, soja). Elle contribue à la sécurité alimentaire à travers la production de tourteaux pour l’alimentation animale et d’huile brute pour la consommation humaine. Sa vocation est également agricole, soutenant la structuration d’une filière colza 100 % tunisienne, avec l’appui de l’État et d’instituts techniques.
Mais sa reprise par un acteur non agricole, comme la SFBT —qui domine déjà plus de 85 % du marché des boissons—, fait craindre une captation privée d’un bien stratégique, avec un basculement vers une logique de rentabilité immédiate et une marginalisation des intérêts agricoles.
Concentration silencieuse : une stratégie déjà éprouvée en Afrique de l’Ouest
Ce mouvement de concentration n’est pas isolé. Il s’inscrit dans une logique déjà appliquée ailleurs par les actionnaires majoritaires de la SFBT, notamment le groupe Castel, associé dans plusieurs pays africains au groupe Avril (propriétaire de Lesieur en Tunisie). Ensemble, ils ont formé un conglomérat qui domine les marchés agroalimentaires d’Afrique de l’Ouest, en contrôlant à la fois les circuits de production, de transformation et de distribution.
En Tunisie, ce même duo détient désormais, ou projette de détenir :
- Lesieur, principal producteur d’huiles de table, via le groupe Avril ;
- Carthage Grains, seul raffineur de graines oléagineuses ;
- Et potentiellement, des parts stratégiques dans la distribution.
Ce tandem industriel Avril–Castel (Lesieur–SFBT), s’il parvient à ses fins, aura la mainmise sur toute la filière oléagineuse, depuis l’importation des graines jusqu’aux rayons des supermarchés.
Une filière agricole à risque de captation privée
Carthage Grains est aujourd’hui un catalyseur de structuration pour la filière oléagineuse tunisienne: primes aux agriculteurs, soutien technique, accompagnement des instituts. Sa reprise par la SFBT fait craindre une réorientation brutale vers une logique de rentabilité à court terme, délaissant l’amont agricole.
Conséquences possibles :
- Perte d’un acteur engagé dans le développement local ;
- Fragilisation des filières animales dépendantes du tourteau ;
- Augmentation de la vulnérabilité aux importations.
Même si l’État a accordé deux autorisations pour la création d’unités concurrentes (groupe Poulina et groupe Belkhiria), leur entrée en production prendra au moins 5 ans. D’ici là, Carthage Grains restera un monopole de fait.
Entre monopole potentiel et soupçons de spéculation
Déjà critiquée pour sa position dominante sur le soja et le maïs, Carthage Grains, si elle passe sous contrôle d’un acteur déjà condamné pour abus de position dominante, pourrait devenir le noyau d’un oligopole vertical. De l’importation des matières premières à la fixation des prix finaux, en passant par le contrôle de la transformation, tout serait intégré sous une même gouvernance, sans garde-fous publics.
Le CMF commence à jouer son rôle, mais quid des autres ?
Le Conseil du Marché Financier (CMF) a publié un communiqué affirmant avoir reçu la déclaration d’intention de la SFBT. Il examine actuellement la conformité de l’opération avec les règles :
- de transparence financière,
- d’équité envers les actionnaires minoritaires,
- et d’impact concurrentiel.
Une première étape saluée, mais largement insuffisante si elle reste isolée.
- Où est le Conseil de la Concurrence, déjà saisi en 2024 pour abus de position dominante de la SFBT ?
- Où est le ministère de l’Agriculture, impliqué dans le développement de la filière colza ?
- Où est le ministère du Commerce, censé garantir la concurrence équitable dans les secteurs stratégiques ?
- Où est la commission parlementaire compétente, ou même l’UTAP et les syndicats agricoles ?
Ce mutisme généralisé alimente les soupçons de laisser-faire face à une recomposition silencieuse du pouvoir économique.
Un monopole de fait pendant au moins 5 ans
Certes, l’État a autorisé la création de deux unités concurrentes (groupe Poulina et Belkhiria), mais leur mise en production prendra au moins 5 ans. En attendant, Carthage Grains restera un monopole de fait.
La reprise par la SFBT risque :
- de désengager l’entreprise de ses obligations agricoles (soutien aux producteurs, développement de la filière),
- de fragiliser les élevages dépendants du tourteau local,
- d’exposer la Tunisie à une dépendance accrue aux importations.
La souveraineté alimentaire peut-elle être privatisée ?
Ce rachat dépasse les enjeux économiques : il est éminemment politique et symbolique. Il interroge la capacité de l’État tunisien à défendre ses actifs stratégiques dans un contexte de désengagement croissant.
Des mesures urgentes doivent être prises :
- Le CMF doit publier un rapport circonstancié et transparent sur les risques de cette acquisition ;
- Le Conseil de la Concurrence doit ouvrir une enquête officielle sur les conséquences concurrentielles de cette concentration ;
- Le ministère de l’Agriculture doit exiger des clauses de sauvegarde agricoles (approvisionnement local, prix planchers, soutien aux agriculteurs) ;
- Les parlementaires doivent imposer un moratoire et lancer un débat national sur la souveraineté alimentaire.
- Zones d’ombre et questions essentielles
- La souveraineté alimentaire peut-elle être déléguée au secteur privé, sans conditionnalité ?
- Qui garantit la continuité des engagements envers les agriculteurs ?
- Que deviennent les efforts d’industrialisation agricole si les priorités changent ?
- Quelle place pour l’État dans les secteurs vitaux ?
Réguler, ou renoncer à la souveraineté
L’acquisition envisagée de Carthage Grains par la SFBT constitue bien plus qu’un simple mouvement capitalistique : c’est un révélateur de nos fragilités systémiques face aux dynamiques de concentration économique dans des secteurs stratégiques.
En l’absence de régulation ferme, cette opération pourrait aboutir à la constitution d’un oligopole vertical dans la filière oléagineuse, compromettant non seulement la concurrence mais aussi les efforts nationaux en matière de souveraineté alimentaire, de développement agricole local et de justice sociale entre les maillons de la chaîne.
La réaction du CMF, première et jusqu’ici unique, montre qu’il existe encore des relais institutionnels conscients de leur rôle. Mais elle reste insuffisante si elle n’est pas suivie d’une mobilisation transversale : le Conseil de la Concurrence doit évaluer les risques d’abus de position dominante ; les ministères concernés doivent imposer des conditions strictes et transparentes ; le Parlement et la société civile doivent initier un débat public sur les orientations économiques du pays.
Carthage Grains n’est pas une entreprise comme les autres. C’est un levier stratégique de l’autonomie agricole et de la sécurité alimentaire tunisienne. La laisser passer sous le contrôle total d’un acteur industriel hégémonique sans encadrement rigoureux ni contre-pouvoirs revient à fragiliser durablement la souveraineté nationale.
Il est encore temps d’agir. Mais chaque jour de silence affaiblit un peu plus la légitimité de nos institutions à protéger l’intérêt collectif.