Zied Ayoub: «Repenser la Banque centrale: pour une souveraineté monétaire au service de l’économie réelle»

  • Révision du statut de la Banque centrale, non pas pour limiter son indépendance, mais pour en faire un acteur plus efficient
  • L’objectif est que la BCT devienne un catalyseur de l’économie, et non plus seulement un régulateur de l’inflation
  • Plusieurs ministères revendiquent leur autonomie, parfois au détriment d’une coordination nécessaire pour juguler le phénomène
  • Nous pourrions revenir au système de flottement dirigé du taux de change, abandonné en 2013–2014 qui permettrait de mieux maîtriser les fluctuations injustifiées

Tunis, UNIVERSNEWS (Interview) – Depuis plusieurs années, Zied Ayoub, universitaire et expert en finances milite pour une réforme du statut de la Banque centrale de Tunisie (BCT). Non pas pour en restreindre l’indépendance, mais pour en faire un acteur stratégique de la relance économique. Dans l’entretien ci-après, il défend une vision élargie du rôle de la BCT : garant de la souveraineté monétaire, catalyseur de la création de richesses, et partenaire actif du développement national.

  • UNIVERSNEWS : Cela fait plusieurs années que vous plaidez pour une révision du statut de la BCT. Quelle est la logique derrière cette démarche ?

Zied Ayoub : Cela fait deux à trois ans que je me bats pour une révision du statut de la Banque centrale. Non pas pour limiter son indépendance, mais pour en faire un acteur plus efficient dans la correction des déséquilibres monétaires du pays. Il s’agit de garantir que la Tunisie ne soit plus dépendante des emprunts extérieurs pour honorer ses engagements, qu’ils soient internes ou internationaux.

  • Vous insistez sur le fait qu’il ne s’agit pas de restreindre l’indépendance de la BCT. Quelle est votre vision de cette indépendance ?

Il ne s’agit pas de soumettre la Banque centrale au ministère des Finances. Au contraire, elle doit devenir le garant de l’indépendance monétaire nationale. Et qui dit souveraineté monétaire, dit souveraineté politique, développement économique, et politiques orientées vers les besoins du peuple.

  • Quels sont les articles du statut actuel que vous jugez limitants ?

Nous n’avons pas touché aux articles protégeant l’indépendance de la BCT vis-à-vis du pouvoir exécutif. L’objectif est de renforcer la coopération entre deux institutions majeures, capables de jouer un rôle de contre-pouvoir dans l’intérêt général du pays.

  • Pourquoi estimez-vous que le rôle de la BCT ne devrait pas se limiter à la régulation de l’inflation ?

Limiter la BCT à la régulation de l’inflation est une aberration. L’inflation peut avoir des origines multiples : importée, liée au taux de change, ou à une insuffisance dans la création de richesses — ce qui relève du gouvernement. On ne peut se contenter d’instruments monétaires pour la réguler.

  • Selon vous, quelles sont les causes réelles de l’inflation actuelle en Tunisie ?

Elle n’est pas d’origine monétaire. Elle est liée aux dysfonctionnements du circuit de distribution, qui relèvent de la responsabilité du gouvernement. Plusieurs ministères revendiquent leur autonomie, parfois au détriment d’une coordination nécessaire pour juguler le phénomène.

  • Comment la BCT pourrait-elle contribuer davantage à la relance économique ?

Elle a agi à plusieurs reprises dans l’intérêt de l’État, mais reste limitée par la législation actuelle. L’amendement proposé vise à élargir son champ d’action : elle deviendrait un catalyseur de l’économie, et non plus seulement un régulateur de l’inflation.

  • Historiquement, quel rôle la Banque centrale a-t-elle joué dans la construction économique du pays ?

Avant 2011, et dès les années 60 à 90, la Banque centrale a joué un rôle fondamental dans la construction de l’économie tunisienne. Il est temps de renouer avec cette vocation.

  • Quel rôle joue-t-elle dans la régulation du crédit et son impact sur l’économie réelle ?

La BCT régule l’octroi de crédit, ce qui a un impact direct sur la création de richesses. Il est incohérent de lui confier ce rôle tout en prétendant qu’elle doit rester détachée des dynamiques de production.

  • Peut-elle aussi intervenir sur la gestion de la dette publique ?

Oui. Elle peut contribuer à réduire le coût de la dette pour l’État, les contribuables et les acteurs privés, notamment en ajustant le taux directeur pour alléger le financement des entreprises.

  • Quels mécanismes concrets pourraient renforcer son rôle économique ?

Nous pourrions revenir au système de flottement dirigé du taux de change, abandonné en 2013–2014. Ce système permettrait de stabiliser le dinar et de mieux maîtriser les fluctuations injustifiées.

  • Et sur le plan du crédit ?

La BCT pourrait mettre en place des crédits sur fonds spéciaux, ciblant des secteurs prioritaires avec des taux très bas — autour de 1 %. Ce type de politique a déjà été expérimenté.

  • Pensez-vous que les amendements proposés ont plus de chances d’être adoptés cette année ?

Ils le devraient. Les prêts accordés récemment par la BCT ont permis de rembourser certaines dettes sans dégrader le dinar ni provoquer d’inflation. Ces mécanismes ont contribué à sortir le pays de l’impasse, mais restent insuffisants.

  • Quelle est votre lecture de la situation actuelle ?

Voter 7 milliards de dinars par an ne résorbe pas la dette : cela la stabilise à peine. C’est comme maintenir un patient dans un coma artificiel. Depuis 2011, des politiques destructrices ont affaibli l’économie. Le virage amorcé est salutaire, mais incomplet. Il faut avancer ou reculer — rester dans une zone grise est intenable.

  • Comment réorienter les fonds vers l’économie réelle ?

Il faut rediriger les ressources allouées à l’État vers les industries créatrices de valeur. Cela limiterait l’inflation en réduisant les taux d’intérêt versés sur une dette improductive.

  • Quel mécanisme proposez-vous pour juguler l’endettement intérieur ?

Nous avons prévu un mécanisme de rachat des titres étatiques placés en garantie auprès de la BCT. Une fois rachetés, le taux d’intérêt pourrait être abaissé à 1 %, sans affecter les bons du Trésor sur le marché. Ce rachat n’augmenterait pas la masse monétaire, donc ne générerait aucune inflation.

  • Quel serait l’impact budgétaire de ce mécanisme ?

Il pourrait réduire les besoins de financement de l’État d’environ 15 milliards de dinars par an. Cela permettrait de résorber progressivement le cumul de la dette. En 2022, le taux d’intérêt sur la dette intérieure était de 8 milliards ; il devrait être de 4 milliards cette année, et 1,9milliard en 2024.

  • Ce mécanisme est-il économiquement justifié ?

Oui. Il repose sur le remplacement de titres arrivés à échéance par de nouveaux, sans modification de la masse monétaire. Il a déjà contribué à réduire l’inflation, en diminuant les intérêts versés chaque année — des allocations improductives, génératrices d’inflation. La réforme du statut de la Banque centrale ne vise pas à en faire une institution soumise, mais à lui redonner sa pleine capacité d’action dans un contexte économique complexe. En élargissant son mandat, il s’agit de réaffirmer la souveraineté économique de la Tunisie et de replacer la BCT au cœur d’une stratégie de développement tournée vers l’économie réelle et les besoins du pays.

Amel BEN MAHMOUD

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